Se distraire

Ce qu’il advint du sauvage blanc

Gros débat avec mon beau-père il y a quelques semaines. J’étais encore toute émue de ma lecture de Danielle Steel, et je racontais l’histoire d’Une femme libre avec enthousiasme, et, je l’avoue, un peu d’admiration, quand excédé il me coupe la parole. “Il y a les vrais bons livres, et il y a les livres populaires.”

Je paraphrase : “Les livres populaires, ça suit une recette. C’est fait exprès pour accrocher les gens. Ce n’est pas profond, les gens ne réfléchissent pas quand ils le lisent. C’est comme du fast-food. C’est bon de temps en temps, mais c’est important d’élever notre esprit avec de la vraie littérature le plus souvent possible.” Avec en tête, comme livres populaires, les Dan Brown, Harry Potter, Marc Lévy et Fifty Shades of Grey de ce monde.

Alors donc, Danielle Steel serait “pour le peuple”, et la littérature, pour les gens éduqués.

Ma réaction : il est temps que j’élève mon esprit. Alors j’ai commencé un roman que ce même beau-père m’avait offert il y a quelques années : Ce qu’il advint du sauvage blanc. Selon ses dires, c’est un livre à la fois intelligent et agréable à lire. Et en plus, il a gagné le prestigieux Prix Goncourt du premier roman en 2012, remis par l’Académie Goncourt en marge du grand Prix tout court et qui est réputé récompenser un écrivain prometteur. Ça en jette.

Malheureusement, le roman en jette un peu moins.

Narcisse Pelletier a 18 ans et embarque dans le Saint-Paul comme matelot. L’expédition va mal, le navire est forcé d’arrêter sur une plage d’Australie. Narcisse fait un tour. Quand il revient, il s’aperçoit qu’on l’a abandonné. Pas d’eau potable visible sur l’île, même pas d’animaux. Mais des sauvages noirs qui le dénudent, lui coupent l’oreille et l’ignorent la majorité du temps. Il y restera pendant presque 18 ans, jusqu’à ce que des Anglais le retrouvent, méconnaissable. Il est maintenant un “sauvage blanc”. Le Français chargé de le rééduquer écrit régulièrement au Président pour raconter le personnage fascinant auquel il a affaire, jusqu’à ce qu’il meurt, et que Narcisse disparaisse.

Je ne comprends pas pourquoi ce roman a gagné un prix Goncourt.

Ce n’est pas faux qu’il est agréable à lire, dans le sens qu’il est assez fluide et que les phrases ne sont pas exagérément longues, mais je m’arrête tout de même à chaque page pour chercher un mot dans le dictionnaire (à témoin, mon fil Twitter). C’est du vocabulaire du marin, et bien sûr qu’on peut le laisser passer, mais il y en a tellement que ça devient énervant. Et les phrases ampoulées de la bourgeoisie française du XIXe siècle me tape sur les nerfs. Même si ce n’est pas la faute de l’auteur.

Tout le long, je pense à Robinson Crusoë. Agacée par la mention du prix Goncourt qui me crie à chaque fois que je regarde la couverture que le livre est un petit chef-d’oeuvre, je me demande ce qu’il peut bien avoir de si spécial. Pourquoi Narcisse devrait-il marquer plus les esprits que les innombrables naufragés de la littérature?

Puis, à la page 178, le narrateur l’explique au Président, qui a fait le recensement de toutes les publications évoquant des histoires de marins naufragés en des terres hostiles.

Il faut écarter de ce recensement ceux qui, dans leur malheur, eurent la chance de compter des compagnons d’infortune. Le groupe de rescapés, quand bien même se réduisait-il à une paire, leur donnait une force, un courage, une pratique quotidienne de leur langue maternelle dont Narcisse n’a pas bénéficié. Symétriquement, si j’ose dire, j’en retrancherai les modernes Robinsons qui furent précipités sur une île déserte. Je ne dis pas que leurs souffrances furent moindres, mais eux qui n’eurent à affronter que la nature ne peuvent comparer leurs épreuves à celles de Narcisse.

Restent les cas de marins isolés parmi les sauvages. […] Installés au coeur d’une tribu, y ayant le plus souvent pris femme et fait souche, ils trouvent en général une fonction dans le négoce, servant de truchement entre leur famille d’adoption et les navires de passage. […] Intermédiaires entre deux mondes, ils n’ont jamais oublié ce qu’ils ont choisi de quitter et savent marchander au mieux de leurs intérêts.

[…]

Déserteurs et missionnaires vivent certes seuls parmi les sauvages parfois les plus effrayants, mais ils l’ont choisi.

Le secours est parvenu [aux marins isolés jetés à la côte parmi quelque tribu] au terme d’un séjour de trois à vingt mois. […] Le séjour plus de dix fois plus long [que Narcisse] a supporté change la nature de l’épreuve, et pas seulement sa durée.

Un autre facteur a peut-être joué : de tous ces malheureux dont l’aventure est connue, le plus jeune avait vingt-six ans, autant dire un adulte. À dix-huit ans, lors de son arrivée parmi les sauvages, Narcisse était encore un enfant, ou un tout jeune homme.

Pour ceux qui ont sauté ce dernier passage (je ne vous en voudrai pas), en voici le résumé. Narcisse est spécial parce que :

  • il était seul ;
  • il y avait des sauvages ;
  • il a oublié son pays natal ;
  • il n’a pas choisi sa situation ;
  • il est resté très longtemps sur l’île ;
  • il était jeune quand il y est arrivé.

Quand même. Je ne comprends pas pourquoi ce roman a gagné un prix Goncourt.

Ce qu’il advint du sauvage blanc

François Garde

Folio

14,95 $

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