Anti coups de coeur

6 raisons de ne pas aimer Ma dévotion, de Julia Kerninon

Ouf. Je suis passée au travers parce que je ne m’en rendais pas compte immédiatement, mais ce livre regroupe un nombre impressionnant d’éléments qui ont tendance à me taper sur les nerfs. Vu le succès de ce livre (4.16 / 5 sur Goodreads, critiques généralement élogieuses), on dirait qu’au contraire ces éléments charment le lecteur moyen. Mais ne vous inquiétez pas, je vais tout de même défendre mon cas. Ça fait du bien des fois d’avoir une petite opinion dissidente dans la marée homogène.

Voici ces éléments :

La relation d’amitié “avec bénéfices” qui ne satisfait que le gars

La relation d’Helen et Frank se résume à Helen qui fait tout pour Frank, qui le suit partout, le supporte dans tout, l’aime et le respecte inconditionnellement, pendant que Frank fait son numéro d’artiste charismatique épris de liberté, fait n’importe quoi avec les filles, traite alternativement Helen comme un bon ami ou comme sa femme de ménage, et quand il n’a personne d’autre, il va la voir pour baiser.

N’importe qui, à lire ça, se rend compte que Helen est clairement folle amoureuse de Frank et qu’elle n’est pas très heureuse dans sa situation, mais soit Frank est trop stupide pour s’en rendre compte, soit il décide de l’ignorer et préserve le statu quo parce que ça l’arrange. J’opte pour la deuxième option. On ne reste pas aussi stupide toute sa vie.

Les relations comme ça me mettent très mal à l’aise, mais peut-être parce que les gens confondent la souffrance et l’ambiguïté avec la passion, ça pogne encore. Malheureusement.

L’idée que le premier amour est le vrai grand amour

Helen et Frank se sont rencontrés à l’adolescence, et du côté d’Helen en tout cas, à partir de là c’était fichu. Elle se marie éventuellement à quelqu’un d’autre, mais son mariage ne fait pas long feu, et tout de suite après elle revient auprès de Frank. Frank, c’est l’homme de sa vie, peu importe qu’ils ne soient jamais vraiment sortis ensemble ou que leur relation soit (très) asymétrique.

Et ça, je ne trouve pas ça romantique : je trouve ça triste. Et pas très réaliste. Parce que dans la vie, normalement, les gens passent à autre chose, et s’ils ne le font pas, on les plaint. Je ne vois pas pourquoi dans un livre ça devrait être différent.

L’homme aimé qui ne le mérite pas

La narratrice le dit dans le livre, mais sans assez de conviction : Frank est un trou de cul. Il habite dans l’appartement de Helen sans frais (ou vraiment pas cher, je ne sais plus), il ne fait jamais le ménage, ne fait jamais à manger, ne fait jamais les courses… Il ne fait tout simplement rien. Il s’attend à ce que la femme de la maison le fasse, et c’est exactement ce qu’elle fait. De temps en temps, il va la voir dans sa chambre pour faire l’amour. Le lendemain, il ramène des groupies et baise bruyamment. Il met une de ces filles enceinte et la laisse quand il l’apprend. S’amourache d’une jeune fille qui fait la moitié de son âge et la baise dans toutes les pièces de la maison, alors qu’il vit avec Helen et qu’il élève son enfant avec elle.

Ma réaction à ça n’est pas de méditer sur la cruauté de l’amour. C’est de me fâcher contre les machos qui font des conneries impunément et contre la société qui réussit à faire passer une telle relation comme une touchante histoire d’amour.

La glorification de l’art et l’image de l’artiste

Les deux personnages principaux travaillent dans le domaine de l’art. Helen est plus sérieuse, elle enseigne, elle travaille dans des revues, etc. Mais Frank, lui, c’est un vrai artiste. Il passe ses journées dans son atelier à faire son gros bébé et à faire ce qu’il veut quand il veut parce qu’il est si épris de liberté. Et pourtant, tout lui est pardonné, parce qu’il voit les choses comme personne, son esprit est un joyau, tout ce qu’il produit est précieux, etc. Pas un mot sur le fait que le travail des artistes est justement ça, un travail, et que beaucoup de gens doivent produire pour vivre (comme Helen, par exemple).

Mais Frank est au-dessus de tout ça. Lui, il est riche et célèbre. Et de toute façon, il y a une femme qui travaille pour lui.

Le rebondissement choquant et gratuit

À la fin du livre, le fils de Frank, qui vient d’apprendre que sa mère était héroïnomane et que son père l’avait laissée quand il avait appris qu’elle était enceinte de lui, se suicide. Il avait 17 ans. Rien ne nous avait préparé à ça, il avait l’air équilibré et plutôt heureux. Vraiment, la cerise sur le sundae. Une relation pathétique qui finit par un suicide tragique difficilement explicable… Hmmm, je me demande quelle émotion l’auteure voulait nous transmettre. Son procédé est tellement subtil!

Une morale douteuse

Qu’est-ce que ce livre est supposé nous apprendre? Que l’amour, c’est difficile? Que les relations humaines sont complexes? Qu’on ne choisit pas qui on aime? Que quand on est un trou de cul, notre enfant peut se suicider? Vraiment?

Les gens ont trouvé l’écriture jolie, l’histoire d’amour touchante. Pour moi, c’est un énième livre qui vient jouer dans les conceptions éculées de l’amour qui ont fait souffrir un nombre incalculable de femmes, représentées par Helen dans le roman. Il y aurait moyen de revendiquer un point de vue plus moderne et féministe, mais pour plaire à la masse, ce point de vue, s’il existe, a été camouflé par une sorte de flou artistique.

Cela va sans dire, je ne suis pas dupe.