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L’avalée des avalés

C’est un gros morceau à avaler. Il y a peu de livres québécois dont j’ai entendu autant parler, et pourtant jamais je n’avais compris quel en était le sujet. C’est quand j’ai remarqué que tous mes professeurs de littérature avaient mentionné Réjean Ducharme avec déférence au moins une fois que je me suis finalement décidée à cocher un autre élément dans ma liste de classiques.

Résumé

Bérénice Einberg est née dans une famille dysfonctionnelle. Son père juif et sa mère chrétienne veulent s’arracher la tête à chaque deux mots et l’affection à la maison est quasi inexistante. Ils se sont séparé les deux enfants : Bérénice est juive comme son père, son frère Christian est chrétien comme sa mère. Et plutôt que de rechercher éternellement l’approbation de ses parents, Bérénice a l’intelligence de se révolter. Elle confronte ouvertement ses parents et revendique l’autonomie complète de ses pensées : elle sera toujours libre, peu importe ce qui arrive à son corps. Toute tentative de la contrôler est inutile. Sa vie lui appartient. Mais ce mécanisme de défense n’est pas sans conséquence…

Impressions

Le titre me donnait l’impression que le livre était poétique, mignon, plein de jolies phrases qu’on pouvait glaner comme des fleurs en souriant des brillants jeux de mots. C’est drôle à quel point j’étais dans le champ.

La narratrice est un enfant, mais rien n’est enfantin dans le livre. L’esprit de Bérénice grouille d’une haine étrange pour une si petite fille. Son amour est rare, ciblé, et s’il n’est pas réciproque en tous points, elle se sent trahie jusqu’au plus profond de son cœur. Son vocabulaire n’est pas celui d’une petite fille, les mots sont trop complexes, ce sont des mots que je n’avais jamais lus de ma vie, mais on sent quand même l’enfant agité qui parle derrière. Dans ce livre, l’oral est intimement lié au littéraire.

Contrairement à celui de bien des personnages féminins traditionnels, le corps de Bérénice n’est qu’une enveloppe. Elle le décrit comme elle décrirait celui d’une bête. On le sent sale. Elle rampe dans la boue, dans le sable, les éléments la pénètrent et reflètent ses émotions qui pourraient… tout avaler. Comme une vague qui avalerait tout.

Il se pourrait que tous les éléments du décor ne soient que des projections de l’esprit de Bérénice. J’imagine l’endroit où elle vit comme un château médiéval, tout en pierre, froid et éclairé seulement par des torches qui projettent des ombres lugubres. Le paysage alentour est nu, désolé, sec ou noyé, sans entre-deux.

La mort est omniprésente. Bérénice joue avec la mort. Elle est follement forte face à elle. Difficile à dire si on peut parler de courage, car elle n’a pas peur, et il n’y a pas de courage sans peur. En fait, elle n’a que peu d’émotions. On sent chez elle une meurtrière en devenir.

Elle se dit détestée, mais on voit mal les preuves tangibles d’un manque d’amour ailleurs que chez son père, et ironiquement c’est le membre de la famille dont il est le moins fait mention. La cible de sa haine, c’est sa mère, sa mère pourtant belle, aimante, qui cherche sans cesse l’amour de sa fille, qui la veille quand elle est malade, qui s’excuse de ses sautes d’humeur, qui semble si vulnérable. On a accès à l’esprit de Bérénice aux premières loges, et pourtant il reste impénétrable.

Est-ce que j’ai aimé L’avalée des avalés? Réponse courte : non. Même s’il est d’une originalité foudroyante. Le problème, c’est qu’on s’habitue. Rapidement, il n’y a plus rien d’attachant chez Bérénice Einberg, je n’ai plus vu que la maladie mentale, son côté effrayant, sa folie destructrice. Au moment où elle tue le chat de sa mère et qu’elle découvre peu après le jardinier suicidé, le tout dans l’indifférence totale, il ne m’est plus resté que du dégoût. Elle fait peur, elle rêve de meurtre et de destruction, on voudrait l’emprisonner. Les belles phrases virent en délire. On se détache.

Je suis sortie du livre certes édifiée, contente comme à chaque fois qu’on a terminé un grand livre, mais aussi un peu vidée, le cœur un peu chamboulé, avec un peu de nausée. Mon respect reste tout de même immense. Réjean Ducharme l’a écrit quand il avait mon âge. Qui suis-je à côté de lui?