Classiques,  Se distraire

Sodome et Gomorrhe

Après une courte pause pendant laquelle j’ai pu me reposer en lisant des phrases de longueur normale, j’ai eu de nouveau envie de continuer la Recherche du temps perdu. Les réflexions profondes et poétiques me manquaient. J’avais envie d’admirer les talents d’un excellent écrivain. Vraiment, Proust n’a pas d’égal.

Dans ce tome à thématique, nous suivons plus particulièrement le baron de Charlus, personnage particulièrement antipathique que nous avions déjà rencontré dans les premiers tomes. Son niveau de prétention et de susceptibilité est franchement exceptionnel, ses valeurs sont discutables; néanmoins, il est amusant, parce qu’il est une caricature. Jusque-là il était un personnage plutôt mystérieux, respecté dans le monde pour une raison inconnue de moi, mais dès les premières pages de Sodome et Gomorrhe, on comprend ce qui le rend intéressant aux yeux du narrateur : il est homosexuel.

La manière de traiter du sujet est plutôt amusante et délicate au début. La rencontre de deux «invertis» et leur union est comparée à la parade d’une orchidée qui, solitaire sur un bord de fenêtre, attend, pour se faire féconder, la venue d’un aussi rare bourdon. Le fier et antipathique M. de Charlus commence une danse qui consiste à séduire l’être désiré sans tout de fois perdre sa dignité. Il réussit. Le narrateur prend alors conscience d’une toute autre vision de l’amour. Tout le reste du tome valse alors autour de ce même M. de Charlus, qui se trouve d’autres objets de désir, qui tente de dissimuler aux autres ses inclinations, et qui de ce fait se montre beaucoup plus vulnérable que ce dont on aurait pu se douter.

À mes yeux, Proust est un génie. Je m’attendais donc à ce qu’il ait une vision de l’homosexualité novatrice pour l’époque, une compréhension profonde, une ouverture d’esprit spéciale. Ce n’est pas ce que j’ai observé. Des quatre premiers tomes, celui-ci comporte le plus de généralisations qui passeraient très mal aujourd’hui. Par exemple, dans le passage suivant, le narrateur décrit comment la femme d’un homosexuel acquiert forcément un air viril, et pourquoi :

On disait au ministère, sans y mettre ombre de malice, que, dans le ménage, c’était le mari qui portait les jupes et les femmes les culottes. Or il y avait plus de vérité là-dedans qu’on ne croyait. Mme de Vaugoubert, c’était un homme. Avait-elle toujours été ainsi, ou était-elle devenue ce que je la voyais, peu importe, car dans l’un et l’autre cas on a affaire à l’un des plus touchants miracles de la nature et qui, le second surtout, font ressembler le règne humain au règne des fleurs. Dans la première hypothèse – si la future Mme de Vaugoubert avait toujours été aussi lourdement hommasse – la nature, par une ruse diabolique et bienfaisante, donne à la jeune fille l’aspect trompeur d’un homme. Et l’adolescent qui n’aime pas les femmes et veut guérir trouve avec joie ce subterfuge de découvrir une fiancée qui lui représente un fort aux halles. Dans le cas contraire, si la femme n’a d’abord pas les caractères masculins, elle les prend peu à peu pour plaire à son mari, même inconsciemment, par cette sorte de mimétisme qui fait que certaines fleurs se donnent l’apparence des insectes qu’elles veulent attirer. Le regret de ne pas être aimée, de ne pas être homme, la virilise. (p. 646, La Pléiade)

On est dans une autre époque, heureusement.

Mais Proust n’a pas perdu son éloquence. Il manque la cible pour ce qui est de traiter de l’orientation sexuelle, mais les passages où il parle du deuil, des faiblesses humaines, où il fait des portraits de personnages ou qu’il décrit des paysages, sont d’une beauté, et je vais lancer le mot : inouïe. Celui-ci, par exemple, où le narrateur raconte la résurgence subite du deuil de sa grand-mère, je l’ai relu plus de dix fois :

[…] ce qui était contre moi c’était cette cloison qui servait jadis entre nous deux de message matinal, cette cloison qui, aussi docile qu’un violon à rendre toutes les nuances d’un sentiment, disait si exactement à ma grand’mère ma crainte à la fois de la réveiller et, si elle était éveillée déjà, de n’être pas entendu d’elle et qu’elle n’osât bouger, puis aussitôt, comme la réplique d’un second instrument, m’annonçant sa venue et m’invitant au calme. Je n’osais pas m’approcher de cette cloison plus que d’un piano où ma grand’mère aurait joué et qui vibrerait encore de son toucher. Je savais que je pourrais frapper maintenant, même plus fort, que rien ne pourrait plus la réveiller, que je n’entendrais aucune réponse, que ma grand’mère ne viendrait plus. Et je ne demandais rien de plus à Dieu, s’il existe un paradis, que d’y pouvoir frapper contre cette cloison des trois petits coups que ma grand’mère reconnaîtrait entre mille, et auxquels elle répondrait par ces autres coups qui voulaient dire : «Ne t’agite pas, petite souris, je comprends que tu es impatient, mais je vais venir», et qu’il me laissât rester avec elle toute l’éternité, qui ne serait pas trop longue pour nous deux. (p. 762-763)

J’ai encore une fois eu du plaisir à lire ce roman. Il demande du travail, on peut se fatiguer et même s’ennuyer par bouts, mais il procure une expérience qui touche à la méditation et fournit de la beauté à n’en plus savoir quoi faire.