Littérature québécoise,  Se distraire

Putain

Je me suis dit pendant des années que je devais lire Nelly Arcan, mais j’hésitais. Je me suis dit que je n’aimais pas les longues phrases sans point, qui ressemblent à un flot de pensées, ça me prenait des «vraies phrases», des phrases «recherchées.» Oh que je ne savais pas de quoi je parlais.

Mis ça simple, c’est l’histoire d’une prostituée qui parle de sa condition. Elle raconte pourquoi et comment elle a commencé à 20 ans, ce qu’elle sent quand elle attend ses clients dans sa chambre d’hôtel sans âme, son rapport aux femmes, ses rivales, et aux hommes, ces bêtes auxquelles elle ne peut s’empêcher de vouloir plaire, et ses séances de thérapie avec son psychanalyste. C’est écrit comme un journal intime d’adulte, sans date et sans «Cher journal». Chaque phrase dure au moins une page, et quand la phrase s’arrête, un nouveau paragraphe commence. Une petite biographie avant le texte prévient que l’auteure s’est suicidée quelques années après la parution de ce livre, ça donne le ton.

Les phrases sont construites pour qu’on lise sans s’arrêter, très vite. J’ai tendance à lire à voix haute, mais avec celui-là je n’ai pas pu. De un parce que j’avais l’impression de manquer d’air avec seulement des virgules à ma disposition, de deux parce j’avais l’impression qu’en lisant tout haut les propos si durs, écrits au «je», je m’identifiais à la narratrice, ce que je n’avais pas du tout envie de faire, et la trahissait du même coup.

Et puis, il y a le côte sombre, très sombre. J’ai de la misère à raconter à voix haute des atrocités, que ce soit un meurtre sordide dans le journal ou une scène de torture dans un roman, dans la tête c’est déjà à la limite du supportable. Ça ne va pas tout à fait jusque là dans les romans de Nelly Arcan, mais c’est violent, c’est brutalement anatomique, et c’est teinté de mort à chaque phrase.

« […] je l’ai déjà dit je crois, j’ai ma mère sur le dos et sur les bras, pendue à mon cou et roulée en boule à mes pieds, je l’ai de toutes les façons et partout en même temps, voilà pourquoi il faudrait qu’on me coupe la tête, qu’on m’arrache la peau, il faudrait détruire tout ce qu’elle a marqué de sa morsure de chienne lorsque j’étais encore au berceau, il faudrait me dépecer jusqu’à ce qu’il n’y ait plus que les os, et au moment de ne plus offrir de surface où elle puisse déposer sa charge, je deviendrai quelqu’un qui ne sera pas elle, je serai morte sans doute mais j’aurai accompli un exploit, celui d’être la fille de personne […] »

Putain, p. 139, édition Points

Ce que j’ai trouvé particulièrement fascinant dans ce roman, c’est la dichotomie entre la froide lucidité de la narratrice et son incapacité à se sortir de là. Elle est visiblement brillante, ses réflexions sont précises à faire peur, et pourtant elle se laisse enfoncer dans un gouffre de souffrance. C’est aussi fou comment on peut réussir à enlever tout le côté mystérieux et excitant du sexe tout en en parlant sans arrêt, j’en suis même venue à me demander ce qu’on avait tous à s’exciter pour une chose aussi bête.

J’ai suivi un cours de littérature québécoise il y a un an et demi, on avait parlé un peu de Nelly Arcan, et la prof avait bien insisté sur la séparation entre l’auteur et le personnage. Oui Nelly Arcan a été escorte, mais c’est pousser le bouchon que d’assumer qu’elle a vécu tout ce qu’elle raconte. C’est difficile de faire la part des choses avec un style d’écriture comme le sien, mais la narratrice reste un personnage.

On peut mieux le comprendre en regardant son entrevue à Tout le monde en parle, accordée en 2007 (deux ans avant sa mort). L’auteure insiste sur le fait qu’elle exagère beaucoup dans son écriture et qu’elle a plein d’amis contrairement à son personnage, notamment. Malheureusement, tous les gens dans la salle, y compris les animateurs et les invités, ont l’air de s’en foutre pas mal, et c’est vraiment difficile à voir. Il y a des gens qui ont baissé dans mon estime. Nelly Arcan l’a vécu comme une humiliation, et je la comprends.

Je viens de finir le livre, et je le ressens comme un coup de poing. Je suis tétanisée, mon regard sur le monde a changé, j’ai rarement lu quelque chose d’aussi cruellement humain. Ce n’est pas une lecture facile, mais c’est un incontournable.