Classiques,  Se distraire

L’enfance d’un chef

C’est finalement un cours de littérature qui m’aura fait lire mon premier Jean-Paul Sartre. Je pense que sans ça je ne me serais jamais décidée à le faire.

Mais j’avoue que cette longue nouvelle m’a surprise. Ce n’était pas seulement lourd et philosophique (parce que ça l’était), mais aussi accrocheur, original, et très bien écrit. Et à environ 150 pages et un petit 4 $, vous ne risquez pas grand-chose.

Résumé

Lucien Fleurier est l’enfant d’un chef d’entreprise. Il est né pour une fonction : devenir un chef lui aussi, pour remplacer son père à la tête de l’entreprise quand celui-ci sera mort. Mais le problème, c’est qu’il ne se sent pas vraiment l’âme d’un chef. En fait, les gens le prennent souvent pour une petite fille quand il est petit. Il est un peu mou, un peu trop sensible, un peu faible. Il se dit que quand il se chargera de l’entreprise, les employés se moqueront de lui. Il faut absolument qu’il trouve un moyen pour réveiller sa nature de chef.

À l’adolescence, il découvre la psychanalyse. Il se plonge là-dedans et en connaît tellement qu’il se sent supérieur à tous les autres. C’est un moyen comme un autre. Mais un incident fâcheux (que je vous laisse découvrir) le fait douter de nouveau. Puis, une employée de l’entreprise de son père semble attirée par lui, et il y tire une certaine satisfaction. Il sait qu’il pourrait coucher avec elle s’il en avait envie. Il est d’une classe sociale plutôt élevée, ce qui lui plaît aussi.

Et un jour, il découvre les milieux d’extrême-droite. C’est à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et l’Europe connaît une vague d’antisémitisme. Fasciné par ces idées, il se lance dans le mouvement à fond. Il devient bientôt le plus haineux des antisémites. Les gens le respectent. Enfin, il est un vrai chef.

Impressions

Ne croyez surtout pas que cette nouvelle est une apologie de l’extrême-droite, au contraire. C’est un récit hautement ironique. Lucien n’a rien de respectable. Son antisémitisme est à vomir. Je me suis demandée si j’aurais la même nausée en lisant La Nausée.

J’ai trouvé brillante la manière dont Sartre réussit à faire passer son propos. Il explique comment quelqu’un d’ordinaire peut se retrouver dans des mouvements aussi extrêmes, et ce qu’il peut en tirer. Ce ne sont pas des sentiments nobles qui l’y poussent. Ce qu’il en tire est loin d’être glorieux. Il devient en fait dangereux.

L’écriture est particulière. Elle est à la troisième personne, mais très intime avec le personnage. On a accès à sa pensée de très près, et pas à celle des autres. Ça nous donne un point de vue étroit, qui correspond parfaitement bien à la réalité. C’est un peu le fait d’être pris dans sa propre tête et ne pas pouvoir profiter (en tout cas pas directement) de la pensée des autres qui explique la haine et l’incompréhension.

La récit est étrange, assez fascinant, et la fin est frappante. Ce roman m’a fait comprendre l’antisémitisme d’une toute autre manière. Il faut le faire.