Du côté de chez Swann
Quand, dans un cours d’analyse de textes, j’ai dû lire Un amour de Swann, une des histoires à l’intérieur d’À la recherche du temps perdu, j’ai été profondément charmée. Je l’ai lu comme dans un rêve, les émotions à fleur de peau, la respiration frémissante, bien loin de l’ennui auquel à peu près tout le monde m’avait préparée.
Cet été, j’ai donc décidé de commencer et, espérons, de finir, l’« oeuvre cathédrale ». Mais je ne promets rien : quand j’ai appris qu’elle était composée de sept tomes (pas 2 comme j’avais l’impression), j’ai eu un malaise, car c’est une oeuvre qui ne ressemble à aucune autre.
Combray
Cette partie est axée sur l’enfance du narrateur dans sa maison de campagne à Combray, où il passait de longs après-midi à lire dans le jardin. C’est là qu’on rencontre de nombreux membres de sa famille, ainsi que Swann. C’est là aussi qu’est le fameux passage sur les madeleines (passage qui seul, hors contexte, a fait pleurer ma grand-mère).
À plusieurs reprises, je me suis reconnue dans les propos de Proust; quand il explique ce qu’est la lecture et pourquoi elle peut autant nous toucher, notamment, mais également quand il écrit sur son admiration pour son auteur préféré, Bergotte :
Chaque fois qu’il parlait de quelque chose dont la beauté m’était restée jusque-là cachée, des forêts de pin, de la grêle, de Notre-Dame-de-Paris, d’Athalie ou de Phèdre, il faisait dans une image exploser cette beauté jusqu’à moi. Aussi sentant combien il y avait de parties de l’univers que ma perception infirme ne distinguerait pas s’il ne les rapprochait de moi, j’aurais voulu posséder une opinion de lui, une métaphore de lui […]. Malheureusement sur presque toutes choses j’ignorais son opinion. Je ne doutais pas qu’elle ne fût entièrement différente des miennes, puisqu’elle descendait d’un monde inconnu vers lequel je cherchais à m’élever; persuadé que mes pensées eussent paru pure ineptie à cet esprit parfait, j’avais tellement fait table rase de toutes, que quand par hasard il m’arriva d’en rencontrer, dans tel de ses livres, une que j’avais déjà eue moi-même, mon coeur se gonflait comme si un Dieu dans sa bonté me l’avait rendue, l’avait déclarée légitime et belle.
Merveilleuse explication de ce que j’ai ressenti envers plusieurs auteurs, mais aussi envers justement celui qui énonce cette explication. J’ai senti, tout comme lui, mon coeur se gonfler.
Dès cette partie, je suis tombée en amour avec le talent qu’a Proust de mettre en mots ses observations sur les gens et sur ses propres émotions, qui sont souvent celles de tout le monde, et qui sont incroyablement justes. Je ne croyais même pas qu’une telle acuité d’observation sur la nature humaine était possible. Oui, les phrases sont longues, mais elles ne le sont pas inutilement: chaque mot pèse lourd et se doit d’y être.
Un amour de Swann
Un amour de Swann est une histoire en environ 200 pages de l’amour inattendu que développe Swann, un aristocrate très bien vu dans la société, pour Odette, une « cocotte », c’est-à-dire une femme qui a la réputation d’être «entretenue» par de nombreux hommes. On suit le commencement d’un amour improbable, motivé surtout par la jalousie, sa continuation maladive pendant de nombreuses années, puis sa fin désillusionnée.
200 pages des méandres d’un esprit complètement désarçonné par un amour qu’il essaie de comprendre, sans succès, et dans lequel il ne fait que s’embourber. Le tout rythmé par une «petite phrase» musicale d’une sonate de Vinteuil (sonate fictive, ne la cherchez pas sur Spotify) qui lui apporte une sorte de réconfort. Proust décrit cette petite phrase fictive si souvent et avec tant de détails, mais réussit à rester flou, ce qui est tout de même remarquable. À sa sensibilité aux humains, se rajoute celle à la musique. Quand une personne normale dirait : « Ça donne plein d’émotions la musique », voici ce que Proust écrit :
[…] le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement ça et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant.
Je me suis moins reconnue dans Un amour de Swann, heureusement pour moi, car elle raconte un amour maladif, réducteur, douloureux, qui déconnecte sa victime de la réalité pendant tout le temps qu’elle est affectée. On est fascinés par les tours que peuvent nous jouer notre propre cerveau quand on essaie de justifier notre dépendance affective envers quelqu’un qui n’en vaut pas la peine.
Noms de pays : le nom
Cette partie, beaucoup plus courte, fait le récit de l’amour qu’a eu le narrateur pour une petite fille lorsqu’il était enfant. Cette petite fille, c’était celle de Swann. Et par analogie avec celui-ci, le narrateur vit un amour non réciproque, ce qu’il tente de cacher à sa conscience pendant très longtemps. Il rencontrait cette petite fille presque tous les jours dans les Champs-Élysées; son amour est donc étroitement lié au lieu, qui entraîne une réflexion finale sur le lien entre les lieux physiques et les souvenirs qui, on le comprend grâce à une note, n’est pas achevée.
J’ai pu dans cette partie me construire une théorie : les phrases de Proust sont longues car elles suivent la réflexion de l’auteur; mais je crois aussi que leur longueur sert à induire un état méditatif chez le lecteur. On ne peut pas se presser avec des phrases de 15 lignes de long, on doit prendre notre temps, sinon des pans entier de la phrase nous échappe. On peut tomber sur un pronom et retrouver son antécédent seulement trois lignes plus haut; parfois il faut relire plus vite, en se détachant de nos notions scolaires de syntaxe pour comprendre le sens. Ce n’est que dans un tel état qu’on peut apprécier le texte (c’est dans cet état que devait se trouver l’auteur lui-même), et sa construction fait en sorte qu’on n’a pas le choix de l’apprécier, car si on passe au travers, c’est qu’on a compris l’essentiel.
J’ai donc eu pour Proust un véritable coup de coeur. Son écriture me remue jusqu’au fond du ventre. Certaines phrases réussissent à accélérer ma respiration, comme toujours devant un grand chef-d’oeuvre, pendant que j’attends de voir si elles vont s’essouffler, mais je ne suis que de plus en plus chavirée en voyant qu’au contraire, elles approchent de leur apogée. Puis quand elles finissent, je dois les relire, et je savoure leur justesse. J’ai l’impression que l’auteur parle de moi, ou de telle personne que j’ai connue, et je suis bouleversée de voir que quelqu’un mort depuis longtemps peut me décrire mieux que moi-même. Il réussit à exprimer dans les plus beaux mots ce que je peux à peine remarquer.
Pour l’instant, je suis emballée. Cela dit, je n’ai terminé qu’un tome. Plus que six…